41
Plus tard ce matin-là, peu après que le soleil eut décollé de l’horizon, Jon Stone regagna sans bruit la maison de Cole. D’un signe du pouce, il indiqua à Pike qu’il avait le fusil. Pike coucha le bébé dans son berceau improvisé et suivit Stone à l’extérieur. Le bébé ne broncha pas.
Stone le mena à l’arrière du Rover.
— Du vrai de vrai, mon vieux. Chinois, pas russe. Ça sort du four.
Stone souleva le hayon, ce qui permit à Pike de voir un carton de forme allongée sur lequel étaient inscrits des caractères chinois. Stone l’ouvrit. Le fusil était emballé dans une feuille de plastique graisseux. Stone l’en dégagea et la reposa sur le carton.
— Jamais tiré. Le lubrifiant de l’usine est encore dessus.
Un lubrifiant de synthèse sentant la pêche trop mûre avait été pulvérisé sur le fusil, dont le fût et la crosse en bois orange vif étaient poisseux. Les Russes avaient adopté les crosses en polymère, mais les Chinois continuaient de les fabriquer en bois. Pike ouvrit la culasse mobile pour inspecter le récepteur et le percuteur. Tous deux étaient impeccables.
— Tu vois ? fit Stone. Même pas une éraflure, mec. Il est nickel.
Pike actionna plusieurs fois la culasse. Elle aussi était poisseuse. Il fallait tirer un bon millier de balles avec ces engins avant qu’ils s’assouplissent, mais ils étaient quasi indestructibles. Il replaça l’arme dans son emballage et l’emballage à l’intérieur du carton, qui contenait en outre un chargeur de trente balles, lui aussi sous plastique.
— Bon boulot, Jon. C’est parfait.
Après avoir mis le carton dans la Jeep de Pike, les deux hommes regagnèrent la maison.
Michael Darko téléphona à 7 h 10. Le bébé et Stone dormaient, Cole était allé voir comment allait Rina. Pike exécutait une série de pompes quand son portable vibra.
— Pike.
— Ça fait quatre jours que vous essayez de me tuer. Pourquoi est-ce que je devrais vous parler ?
— Trois millions de dollars.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Vous et moi, on veut ces armes.
— Je les veux. Le reste, je m’en fous.
— Vous ne pouvez pas les avoir. Moi si. Jakovic a accepté mon offre et vous, vous avez un acheteur.
Darko hésita.
— Vous mentez.
— Non, je ne mens pas, mais j’ai besoin de vous pour que ça se fasse. C’est ce qui m’a obligé à reconsidérer nos relations.
— Vous me prenez pour un con.
— J’ai son petit-fils. Ça ne vous a avancé à rien de l’enlever parce qu’il vous hait. Moi, il ne me hait pas. Je l’ai rencontré hier sur son yacht, pour voir les AK. Je les ai vus et on s’est mis d’accord. Ils sont à moi.
Nouvelle hésitation.
— Vous avez vu les AK ?
— J’ai un échantillon. Il me l’a donné quand on a conclu le deal, mais il y a moyen de gagner encore plus gros. Je vous montrerai ça. Hollywood Boulevard, devant le Musso & Frank Gril, dans une heure. Sur le trottoir, à la vue de tous, pour notre sécurité à tous les deux. Vous reconnaîtrez ma Jeep.
Pike coupa. Il savait qu’il n’y avait rien à ajouter pour convaincre Darko : le mafieux serbe allait devoir se convaincre lui-même. Soit il viendrait, soit il ne viendrait pas.
Cole arriva dans le salon au moment où il refermait son portable. Pike lui expliqua ce qu’il comptait faire et Cole proposa de l’accompagner, mais il déclina son offre :
— J’aurai besoin de ton aide plus tard, mais pas maintenant. Occupe-toi plutôt du petit. Et laisse Jon se reposer un peu. J’en ai pour quelques minutes.
Pike savait qu’il aurait dû accepter l’aide de Cole, mais il tenait à être seul lorsqu’il ferait face à Darko. Peu lui importait le nombre d’hommes que le truand amènerait, et peu lui importait de savoir si Darko tenterait ou non de l’abattre ; Pike ne voulait aucune compagnie. Il comprit plus tard que c’était parce qu’il n’avait pas encore entièrement décidé à ce moment-là s’il tuerait ou non le Serbe, en dépit de l’accord passé avec Walsh. Il tenait à ce que rien ne vienne troubler la pureté de ses sentiments et de sa décision.
Hollywood n’était qu’à quelques minutes. Pike descendit par le canyon et atteignit le Musso en moins de dix minutes. Le flot des banlieusards commençait à s’épaissir, mais la circulation restait relativement fluide sur Hollywood Boulevard, et la plupart des places de stationnement payant étaient libres. Il se gara devant le restaurant sous un jacaranda, baissa ses vitres, et attendit.
Vingt minutes plus tard, un jeune homme bien bâti et mal rasé émergea au coin de la rue et marcha dans sa direction. Un piéton parmi d’autres, sinon qu’il ne quittait pas la Jeep des yeux. Le jeune homme passa à sa hauteur en cherchant à voir s’il y avait quelqu’un d’autre que lui à l’intérieur. Pike le regarda s’éloigner dans son rétroviseur. Le jeune homme tourna au premier coin de rue. Peu après, il réapparut dans le rétroviseur de Pike, flanqué d’un deuxième homme. Ils s’arrêtèrent sur le trottoir et passèrent plusieurs minutes à balayer du regard les passants, les véhicules en stationnement, et Pike. Au terme de ce manège, le jeune homme mal rasé sortit un portable. Pike le vit parler. Il rangea son téléphone, se remit en marche et approcha de la Jeep comme si elle était radioactive. Son comparse resta planté au coin de la rue.
Parvenu à la hauteur de sa portière, le jeune homme regarda Pike.
— Qu’est-ce que vous attendez pour descendre ? Venez avec moi sur le trottoir.
Pike descendit et rejoignit l’homme.
Quelques minutes plus tard, Michael Darko arriva au coin de la rue. Pike l’avait déjà vu à Lake View Terrace, mais ce n’était pas pareil. Il s’agissait cette fois d’une rencontre plus personnelle, plus réelle. Pike fut satisfait de voir qu’il était venu seul.
Il fixa longuement l’homme qui avait envoyé Earvin Williams et sa bande à l’assaut de la maison de Frank Meyer. Le pistolet de cet homme avait tué Ana Markovic et craché une des trois balles qui avaient coûté la vie à Frank. Il avait sous les yeux le responsable de la mort de Frank, de Cindy, de Frank junior et de Joey. Pike ne ressentit pas grand-chose en pensant cela. Il n’était ni en colère ni empli de haine. Il se sentait plutôt dans la peau d’un observateur. Pike savait qu’il aurait pu tuer ces trois hommes à coups de revolver en moins d’une seconde. Il aurait aussi pu les tuer de ses mains, quoique en un peu plus de temps. Il attendit l’arrivée de Darko pour faire un geste vers la Jeep.
— À l’arrière. Jetez un œil.
— Ouvrez vous-même.
Pike s’exécuta et fit pivoter le carton, de manière à ce que Darko voie bien les idéogrammes. Il souleva le couvercle et laissa ensuite l’arme parler d’elle-même. Le Serbe se pencha en avant mais ne la toucha pas. L’odeur du lubrifiant était intense.
Darko finit par se redresser.
— Bon. Il est d’accord pour vous les vendre, et vous, vous m’appelez.
— Il veut du cash. Je ne l’ai pas.
— Ah.
— Je les aurai à cinq cents dollars pièce – ce qui fait un million cinq. De votre côté, vous avez des acheteurs prêts à les acheter mille – les Arméniens.
— Mais vous n’avez pas de quoi payer.
— Non. Il veut la moitié de la somme avant de me les montrer. Sept cent cinquante mille. C’est ce qui m’a fait penser à vous. Vous les avez peut-être, mais il ne veut pas traiter avec vous. Donc on s’associe.
— Je n’ai pas envie de m’associer avec vous.
— Moi non plus, mais les affaires sont les affaires. C’est pour ça que je vous offre une prime.
— Jakovic.
— Quand Jakovic aura vu l’argent, il m’amènera là où se trouvent les armes, et tout sera au même endroit, les armes, l’argent et lui. Si on s’associe, vous y serez aussi, sauf qu’il n’en saura rien. À partir de là, vous pourrez résoudre votre problème, on gardera la totalité de la somme, et il n’y aura plus d’autre pakhan que vous.
— Bref, vous proposez qu’on lui vole les armes.
— Ça représenterait une belle économie pour nous deux.
À la façon dont Darko le dévisageait, Pike sut qu’il était tenté par son offre.
— Et votre ami ?
— Il me manquera, mais trois millions de dollars, dont un tiers pour moi, ça fait tout de même un million. Et je ne suis pas obligé de vous porter dans mon cœur.
— Je vais réfléchir.
— C’est oui ou c’est non. Si c’est non, je trouverai un autre associé. Peut-être vos collègues d’Odessa.
Une ombre d’irritation passa sur les traits de Darko, mais il hocha la tête.
— D’accord. Appelez-moi quand vous serez prêt. J’aurai l’argent.
Darko fit signe à ses hommes et s’en alla sans un mot de plus.
Pike referma le hayon de sa Jeep et les suivit des yeux. Il avait vaguement conscience de la présence des gardes du corps de Darko, mais ils étaient aussi insignifiants pour lui qu’une pensée passagère. Il resta concentré sur Darko. C’était lui le responsable, et Pike avait maintenant une obligation envers Frank. Cette obligation existait parce qu’ils s’étaient toujours couverts l’un l’autre et avaient toujours su que leurs coéquipiers viendraient les ramasser s’ils tombaient. On ne laissait jamais personne sur le carreau, d’où il s’ensuivait que l’obligation en question allait bien au-delà de la logique et de la rationalité. C’était une obligation faite aux vivants qui se perpétuait dans la mort. Pike avait longuement médité sur ces questions et conclu que c’était une affaire d’équilibre karmique.
Il laissa donc Darko repartir. Il éprouva une pointe de regret en songeant à l’accord qu’il avait passé avec Walsh, mais peut-être avait-il encore plus besoin de son aide que de tuer cet homme.
Il remonta dans sa Jeep et appela Walsh en s’éloignant sur le boulevard.
— Il faut que je vous voie.
— Une Jeep Cherokee rouge a été repérée hier en train de quitter une ferraille de Lake View Terrace. C’était vous ?
— Oui.
— Putain, vous avez tué cinq personnes là-haut ?
— Six. J’ai besoin de sept cent cinquante mille dollars.
— Qu’est-ce que vous foutez, bordel de merde ?
— J’ai rencontré Jakovic. Je viens de quitter Darko. Vous voulez ces armes, oui ou non ?
— Vous les avez rencontrés ? En vrai ?
— Vous voulez ces armes ?
Pike était à Hollywood, elle à Glendale. Ils firent chacun la moitié du chemin et se retrouvèrent sur un parking de Silver Lake, au bord de Sunset Boulevard. Pike arriva le premier et attendit dans sa Jeep qu’elle entre à son tour sur le parking. Elle conduisait une Accord gris métallisé. Son véhicule personnel. Il la rejoignit à pied et prit place dans le fauteuil passager de l’Accord. L’agitation qu’il avait sentie dans sa voix au téléphone n’était plus de mise. Elle semblait calme et distante.
— Vous êtes dans une merde noire, Pike. Les flics ont envie de vous arrêter, et ils me reprochent de les avoir impliqués dans ce bordel. Vous pouvez m’expliquer comment ces six personnes sont mortes ?
— Ils retenaient le petit-fils de Milos Jakovic en otage. Maintenant, c’est moi qui l’ai.
— Je vous demande pardon ?
Pike lui parla de Petar Jakovic, de Rina, de Yanni et du reste. Walsh n’était au courant de rien.
— Frank n’a joué aucun rôle dans cette vente d’armes, conclut-il. Jakovic me l’a dit lui-même. Frank et sa famille sont des victimes collatérales. Darko a attaqué la maison à cause de la fille au pair.
— Ana Markovic ? Vous me dites que tous ces gens ont été assassinés à cause d’une fille au pair de vingt ans ?
— Sa grande sœur lui avait confié le petit-fils de Jakovic pour le mettre à l’abri de Darko, mais Darko l’a retrouvé quand même. Il croyait pouvoir se servir du gosse pour imposer ses conditions à Jakovic. Il s’est trompé.
— Quel âge a cet enfant ?
— Dix mois. Un bébé.
— Et où est-il en ce moment ?
— Avec moi. Darko le faisait garder à la ferraille, mais maintenant c’est moi qui l’ai.
Walsh s’humecta les lèvres et crispa les mâchoires. Comme si la vague d’informations à traiter était en train de l’emporter trop haut, trop loin et trop vite pour lui laisser reprendre son souffle.
— Bon, dit-elle en hochant la tête. Je vous écoute.
— Jakovic veut Darko. Darko veut les armes. J’ai quelque chose qu’ils veulent l’un et l’autre, et je m’en sers pour les piéger. Je pense pouvoir les réunir autour des armes.
— Comment ?
— Jakovic croit que je vais les lui acheter, et Darko croit qu’on va les lui voler. Chacun croit que je vais doubler l’autre.
— Merde, Pike, vous êtes shooté à l’adrénaline, ou quoi ? C’est censé se passer quand ?
— En fin de journée. Darko est partant. J’attends des nouvelles de Jakovic. Mais j’ai besoin de trois choses pour que ça fonctionne.
— Dites toujours.
— Je n’ai pas travaillé seul. Pour les personnes qui m’ont aidé, il me faut des garanties. Écrites. Pour moi aussi. Écrites. Certifiant que la justice renonce à toutes les poursuites susceptibles de résulter de nos actions dans le cadre de cette affaire, passées ou à venir.
— Cela ne constituera en aucun cas un permis de tuer.
— Je n’ai pas fini. J’ai aussi besoin de sept cent cinquante mille dollars, et il me les faut d’ici quelques heures. Darko a promis d’avancer l’argent mais il peut encore se défiler. Si c’est le cas, j’aurai toujours la possibilité de piéger Jakovic, mais il est impératif qu’il voie les billets.
— Bordel. Sept cent cinquante mille dollars ?
— Si je ne lui montre pas le cash, il ne me montrera pas les armes.
Elle hocha lentement la tête.
— OK. Je comprends. Je devrais pouvoir arranger ça.
— Encore une chose. J’ai le petit. Vous allez devoir lui obtenir un faux extrait de naissance et un statut de citoyen des États-Unis à part entière pour que je puisse ensuite le confier à une famille de mon choix. Ce placement ne laissera aucune trace officielle, que ce soit au niveau de l’État ou de l’administration fédérale. Aucun document d’état civil ne devra permettre à sa famille biologique de le retrouver.
Cette requête inspira à Walsh un silence encore plus long que lorsqu’il avait demandé des garanties écrites. Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas si c’est possible. Je veux dire, même si je le voulais, je ne suis pas sûre du tout que ce soit légal.
— Je me fiche de savoir si c’est légal. Je veux juste que ce soit fait.
Walsh exhala un soupir. Son ongle tapotait la console centrale avec une régularité de métronome. Elle finit par acquiescer.
— J’ai intérêt à m’y mettre tout de suite.
Pike récupéra sa Jeep et retourna chez Cole. Cole, Stone et lui passèrent le restant de la matinée à préparer leur matériel. Les choses risquaient de s’enchaîner très vite après le top départ, et le top départ eut lieu à midi moins dix.
Le portable de Pike vibra ; cette fois, c’était Jakovic.
— Vous avez l’argent ?
— Je peux l’avoir dans quatre heures.
— Cash ?
— Oui. Cash.
— Et Michael. Je veux Michael.
— Si j’ai les armes, vous aurez Michael.
— Oui. Je l’aurai.
— On se retrouve où ?
— Ici. Sur le bateau.
Dès qu’ils furent d’accord sur l’heure, Pike coupa et appela Walsh.
— C’est parti.